Mai 1871
Mes amis,
Je vais à la découverte du Paris brûlé. Je
marche dans la fumée; on respire un air qui sent à la fois
le brûlé et le vernis d'appartement, et de tous côtés
on entend le "pshitt" des pompes. Il est encore, dans bien des
endroits, des traces et des débris des combats. Ici, c'est un cheval
mort; là près des pavés d'une barricade à
moitié démolie, des képis baignent dans une mare
de sang.
Par des petits sentiers faits au milieu des barricades, qui ne sont pas
encore démolies, j'arrive devant le palais des Tuileries qui est
incendié. Je pense à mes peintures : le salon rose, le salon
vert, le salon bleu, le cabinet de travail et les appartements d'Eugénie
et la bibliothèque de Napoléon III.
Je suis effondré, toute ma vie de peintre a disparu. Il ne me
reste que quelques dessins au crayon dans un album.
Cepandant le palais des Tuileries est impressionant, magnifique, splendide.
La ruine aux tons couleur de rose, couleur de cendre verte, couleur de
fer rougi à blanc, la ruine brillante qu'a prise la pierre cuite
par le pétrole, ressemble à la ruine d'un palais italien,
coloré par le soleil de plusieurs siécles, ou mieux encore,
à la ruine d'un palais magique, baigné dans un opéra
de lueurs et de reflets électriques. Avec ses niches vides, ses
statues fracassées ou tronçonnées, ses découpures
de hautes fenêtres et de cheminées, restées par je
ne sais quelle puissance d'équilibre, debout dans le vide, avec
sa carcasse déchiquetée sur le ciel bleu, elle est une merveille
de pittoresque, à garder...
Ce spectacle impressioniste ne me consolera pas de mes incendiés.
Victor Biennourry
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